Espace client

Non opposabilité des clauses d’un bail commercial du fait du classement par anticipation du bien dans le domaine public

Par une décision du 21 décembre 2022 publiée au recueil Lebon, le Conseil d’Etat a jugé que les clauses devenues incompatibles avec la domanialité publique d’un bail commercial ne sont plus opposables dès lors que le bien est incorporé par anticipation au domaine public communal (Conseil d’État, 21 décembre 2022, Cne de Saint-Félicien, n°464505).

1. Propriétaire de biens immobiliers jusqu’alors utilisés pour l’exploitation d’un service public municipal de camping, une commune a décidé, par une délibération du 8 février 2019, de déclasser ces biens du domaine public communal et de conclure, en septembre de la même année, un bail commercial d’une durée de neuf ans.

Par délibérations du 22 septembre 2020 – annulée par le tribunal de céans le 3 mai 2022, et du 10 mai 2022, la commune est revenue sur sa décision et a abrogé la délibération portant déclassement des biens du domaine public communal.

Le titulaire du bail commercial refusant de libérer les lieux, la commune a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lyon d’ordonner son expulsion sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative.

La commune s’est pourvue en cassation contre l’ordonnance de rejet prononcée par le juge des référés le 11 mars 2022, sur renvoi du Conseil d’Etat après cassation d’une première ordonnance.

Saisi du pourvoi, le Conseil d’Etat a, dans un premier temps, fait application de la théorie dite du « domaine public virtuel », avant de tirer, dans un second temps, les conséquences de l’incorporation anticipée des biens dans le domaine public sur la nature du contrat et les modalités d’expulsion de l’occupant.

2. Pour rappel, l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) définit le domaine public comme les biens appartenant à une personne publique qui sont « soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public. »

Si le CG3P, introduit par l’ordonnance 2006-460 du 21 avril 2006, semblait abandonner la théorie du domaine public virtuel, le Conseil d’Etat, a réaffirmé, par un arrêt du 13 avril 2016, l’appartenance anticipé d’un bien au domaine public dès lors qu’il est affecté à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de service public peut être regardé comme entrepris de manière certaine.

Par un célèbre considérant de principe, le Conseil d’Etat a retenu que :

« Quand une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public. » (CE, 13 avril 2016, Cne de Baillargues, n°391431).

Dès lors, le juge apprécie in concreto le caractère certain de l’aménagement indispensable à l’exécution du service public entrepris au regard de l’ensemble des circonstances de droit et de fait, notamment, de manière alternative1, les actes administratifs, les contrats conclus et éventuellement les travaux engagés.

Ainsi, le seul engagement de travaux entrepris de manière certaine visant à réaliser l’aménagement indispensable aux missions de service public auxquelles il sera affecté ne semble pas faire obstacle à la qualification de dépendance du domaine public par anticipation.

A contrario, l’existence d’un projet d’installation de locaux de gendarmerie qui n’est pas entrepris de façon certaine ne permet pas le classement d’un local du domaine privé dans le domaine public (CE, 7 mars 2019, Cne de Valbonne, n° 417629, Lebon).

Appliquant la théorie au contentieux de l’expulsion devant le juge des référés, le Conseil d’Etat a considéré qu’une délibération créant un service public d’accueil de la petite enfance et affectant service public à des locaux communaux, qui disposaient déjà des aménagements indispensables à cette même activité de service public, suffit à qualifier ces biens de dépendances du domaine public (CE, 22 mai 2019, Asso. les familles rurales féd. départ. du Gard, n°423230).

En l’espèce, pour qualifier les biens litigieux de dépendances du domaine public, le Conseil d’Etat prend en compte les circonstances de droit et de fait tenant, d’une part, à l’existence d’actes administratifs portant sur l’abrogation de la délibération du 8 février 2019 relative au déclassement des biens et l’affectation des biens à une activité de service public de camping municipal et d’autre part, au fait que les biens étaient déjà dotés d’aménagements indispensables à cette même activité de service public.

Dès lors, le juge de cassation conclut qu’à la date de l’ordonnance attaquée, quand bien même un droit d’occupation de ce dernier avait été conféré à un tiers par voie contractuelle, le terrain de camping ne pouvait plus être considéré comme une partie du domaine privé de la commune, mais avait été incorporé par anticipation au domaine public.

3. Partant, il tire, dans un second temps, les conséquences d’une telle qualification sur la nature du contrat et les modalités d’expulsion de l’occupant.

D’une part, si le Conseil d’Etat rappelle l’impossibilité établie de concéder un bail commercial sur le domaine public, il ajoute que les clauses du bail commercial devenues incompatibles avec le domaine public ne peuvent subsister et sont inopposables.

D’autre part, le Conseil d’Etat juge qu’en dépit de la déchéance du caractère de bail commercial du contrat, ce dernier pouvait valoir, jusqu’à son éventuelle dénonciation, titre d’occupation du domaine public dès l’inclusion dans le domaine public des biens.

Le Conseil d’Etat ne semble pas exclure que le titulaire du bail commercial demande, devant le juge administratif, l’indemnisation du préjudice résultant de l’entrée dans le domaine public des biens sur lesquels il portait.

4. Ainsi, le Conseil d’Etat considère qu’en l’absence de dénonciation du bail, le propriétaire du bien ne peut, sans se heurter à une contestation sérieuse, demander l’expulsion du titulaire dès lors que le contrat, bien que vidé de ses clauses incompatibles avec le domaine public, vaut titre d’occupation du domaine public.

Il admet que, si la commune souhaite expulser l’occupant, ledit titre revêtant d’un caractère précaire et révocable doit être dénoncé, et ce, conformément aux exigences imposées par les dispositions du code général de la propriété des personnes publiques. Cette procédure est menée devant la juridiction administrative.

5. Le raisonnement aurait-il été le même si le bien n’avait été doté d’aucun aménagement indispensable à l’exécution des missions du service public et qu’aucuns travaux n’avaient été engagés, c’est-à-dire qu’il serait entré dans le domaine public uniquement par des actes administratifs (classement, contrats…).

La réponse pourrait être positive, et dépendra nécessairement de la portée du faisceau d’indices conférée par le juge dans ses prochaines décisions.

 

1 « Cette décision illustre remarquablement le fait que la zone grise caractérisée par la théorie de la domanialité publique virtuelle a certes été restreinte mais qu’elle n’a pas complètement disparu : l’aménagement doit être « entrepris de façon certaine », et non plus seulement « prévu de façon certaine » mais il peut s’agir simplement d’actes juridiques, et pas nécessairement de la réalisation effective des travaux. » (Le CGPPP : bilan d’étape avant de nouvelles évolutions – Christine Maugüé et Gilles Bachelier – AJDA 2016. 1785)

Sources et liens

À lire également

Droit de la propriété des personnes publiques
Nouvelles contestations relevant de la compétence du juge administratif
Par un arrêt rendu le 4 décembre 2023, le tribunal des conflits est venu poser une nouvelle pierre à l’édifice...
Droit de la propriété des personnes publiques
Non opposabilité des clauses d’un bail commercial du fait du classement par anticipation du bien dans le domaine public
Par une décision du 21 décembre 2022 publiée au recueil Lebon, le Conseil d’Etat a jugé que les clauses devenues...
Droit de la propriété des personnes publiques
Déclassement d’un bien du domaine public et requalification en bail d’habitation d’une convention d’occupation précaire
La Cour de Cassation juge que, dès le déclassement d’un bien du domaine public, sa location à usage d’habitation à...
Droit de la propriété des personnes publiques
Autorisation d’occupation du domaine public implicite pour les servitudes de droit privé sur le domaine public
Les frais des travaux de dévoiement des ouvrages doivent être supportés par le titulaire de la servitude de droit privé...