1. Dans un tout jeune arrêt du 12 octobre 2020 (n°419146), le Conseil d’Etat a privilégié le libre accès à la commande publique à sa moralisation, tirant les conséquences d’une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne.
Cette affaire remonte à la saisine du Conseil d’Etat, par la société Vert Marine, d’un recours pour excès de pouvoir contre le refus du Premier ministre français d’abroger les articles 19 et 23 du décret du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, aujourd’hui repris par les articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du Code de la commande publique.
Selon la société requérante, ces articles seraient illégaux, en ce qu’ils instituent un dispositif d’interdictions obligatoires de soumissionner, incompatible avec les dispositions de l’article 38 de la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 portant sur l’attribution de contrats de concession.
2. En effet, le code de la commande publique prévoit des exclusions « de plein droit » (correspondant aux anciennes « interdictions de soumissionner obligatoires et générales ») et des exclusions « à l’appréciation de l’autorité concédante » (correspondant aux anciennes « interdictions de soumissionner facultatives »).
Parmi les exclusions de plein droit, figure notamment la condamnation pénale définitive du candidat pour certaines infractions graves au code pénal ou au code général des impôts, telles que le trafic de stupéfiants, le blanchiment, la traite des êtres humains, la corruption, ou encore la participation à une association de malfaiteur (et pour les infractions équivalentes prévues par la législation d’un autre Etat membre).
Or, s’agissant de cette exclusion, aucun dispositif de «mise en conformité» de «réhabilitation» ou «d’auto-apurement» n’est prévu par les textes français, ce qui revient à empêcher l’opérateur concerné de faire amende honorable en tentant de démontrer le rétablissement de sa fiabilité à l’autorité concédante et donc, de soumissionner.
Ainsi, ce « vide juridique », qui reflète vraisemblablement la volonté du législateur de garantir l’intégrité de la commande publique en plaçant les soumissionnaires en exemples, constitue néanmoins une restriction à la liberté d’accès à la commande publique.
3. Face à ce sujet délicat, le Conseil d’Etat a pris le soin de saisir la CJUE d’une question préjudicielle, portant en substance sur le point de savoir si le droit de l’Union européenne impose – ou non – aux Etats membres de prévoir un dispositif permettant à un opérateur économique relevant d’un motif d’exclusion pour infraction grave au code pénal ou au code général des impôts, de démontrer qu’il a pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions pour lesquelles il a été condamné (CE, 14 juin 2019, « Société Vert Marine », n°419146).
La CJUE a répondu par un arrêt du 11 juin 2020, que le droit de l’Union européenne :
« (…) s’oppose à une réglementation nationale qui n’accorde pas à un opérateur économique condamné de manière définitive pour l’une des infractions visées à l’article 38, paragraphe 4, de cette directive et faisant l’objet, pour cette raison, d’une interdiction de plein droit de participer aux procédures de passation de contrats de concession la possibilité d’apporter la preuve qu’il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité » (CJUE, 11 juin 2020, Vert Marine SAS c/ Premier ministre, n°C-472/19)
Il en résulte que le droit français de la commande publique s’écarte du droit de l’Union européenne, en ne prévoyant pas un tel dispositif permettant à un opérateur économique de démontrer qu’il a pris des mesures correctrices (à la suite d’une condamnation pénale) susceptibles de « démontrer le rétablissement de sa fiabilité », et ainsi lui ouvrir droit à se porter candidat à un contrat de la commande publique.
La seule exception à ce principe tient à la situation dans laquelle un opérateur économique a été (outre sa condamnation pénale ou avec sa condamnation pénale) exclu, par un jugement définitif, de la participation aux procédures de passation de marchés ou de concessions.
4. Tirant les conséquences de l’arrêt de la CJUE, le Conseil d’Etat a, par l’arrêt commenté, considéré que :
« 5. (…) pour ne pas méconnaître les objectifs de la directive du 26 février 2014, le droit français doit prévoir la possibilité pour un opérateur économique, lorsqu’il est condamné par un jugement définitif prononcé par une juridiction judiciaire pour une des infractions pénales énumérées à l’article 39 de l’ordonnance du 29 janvier 2016, repris à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique, et que, pour cette raison, il se trouve en principe exclu des procédures d’attribution des contrats de concession pour une durée de cinq ans, d’apporter la preuve qu’il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité. Toutefois, la faculté de faire preuve de sa fiabilité ne saurait être ouverte lorsque l’opérateur a été expressément exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d’attribution de concession, pendant la période fixée par ce jugement. »
5. Ainsi, les dispositions du code de la commande publique relatives aux exclusions de plein droit des procédures de passation des concessions devront être modifiées en ce sens.
On relèvera que les dispositions qui régissent les procédures de passation des marchés publics subiront certainement le même sort, dès lors que le même vide juridique existe.
En tout état de cause et avant même ces modifications à venir, il faut d’ores et déjà considérer qu’une autorité concédante (ou un acheteur) ne peut exclure d’une procédure un candidat condamné pour de graves infractions pénales, sans lui avoir permis d’apporter la démonstration éventuelle qu’il a « pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements » correspondant aux infractions pour lesquelles il a été condamné.
Le Conseil d’Etat anticipe en effet les futures modifications du code de la commande publique en précisant que :
« 10. (…) l’exclusion de la procédure de passation des contrats de concession prévue à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique n’est pas applicable à la personne qui, après avoir été mise à même de présenter ses observations, établit dans un délai raisonnable et par tout moyen auprès de l’autorité concédante, qu’elle a pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions mentionnées au même article pour lesquelles elle a été définitivement condamnée et, le cas échéant, que sa participation à la procédure de passation du contrat de concession n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement. »
Il est donc d’ores et déjà loisible aux opérateurs concernés de démontrer à l’acheteur leur fiabilité, en établissant :
- Qu’ils ont pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions pour lesquelles ils ont été définitivement condamnés ;
- et, le cas échéant, que leur participation à la procédure de passation du contrat n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement.