1- Par une décision n°10-D-39 du 22 septembre 2010, l’Autorité de la concurrence a infligé des sanctions pécuniaires à 8 entreprises, dont la société Lacroix Signalisation et la société Signature SA, devenue Signalisation France, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition des marchés de signalisation routière verticale et les prix. Ces entreprises ont également été condamnées à publier, à leurs frais, un texte dont le contenu a été imposé par l’Autorité de la concurrence, dans deux journaux.
Par un arrêt du 29 mars 2012 (RG n°2011/01228) la cour d’appel de Paris a réformé partiellement la décision de l’Autorité de la concurrence mais uniquement en ce qui concerne d’une part, le montant des sanctions pécuniaires infligées à 5 des 8 entreprises et, d’autre part, le texte et l’étendue des publications ordonnées.
Par un arrêt du 28 mai 2013 (n°12-18.195, n°12-18.410 et n°12-18.577), la Cour de Cassation a rejeté les pourvois formés par 2 des 8 entreprises et a considéré que l’entente en cause a causé un dommage à l’économie « d’abord par son effet d’éviction des petites et moyennes entreprises du fait des pratiques d’exclusion mises en œuvre à leur encontre par les membres du cartel, ensuite par le surprix résultant de la mise en œuvre de l’entente, estimé entre 6 et 7% mesuré sur l’ensemble du marché des panneaux de signalisation verticale pendant la durée de l’entente » et enfin par la rigidité des parts de marchés occasionnée par ce cartel.
2- A la suite de ces décisions, plusieurs départements, dont celui de l’Orne et celui de la Manche, ont engagé des recours indemnitaires afin d’obtenir réparation du préjudice subi du fait des surprix pratiqués par le cartel.
Le département de la Manche a engagé un recours indemnitaire contre la société Signature SA devenue Signalisation France, avec laquelle il avait conclu un marché de de fourniture et de pose de panneaux de signalisation routière en 2002 et 2005, soit pendant l’entente anticoncurrentielle. Par un jugement du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a fait droit à la demande indemnitaire du département de la Manche après avoir fait évaluer son préjudice par un expert et a condamné la société Signalisation France à verser au département une somme de 2 235 742 euros correspondant au surcoût des marchés conclus en 2002 et 2005. Le jugement du tribunal administratif de Caen a été confirmé par un arrêt du 16 mars 2018 de la cour administrative d’appel de Nantes.
Le département de l’Orne a, quant à lui, engagé un recours indemnitaire non seulement contre la société Signature SA, devenue Signalisation France, avec laquelle il avait conclu un marché en vue de l’acquisition de panneaux de signalisation routière et d’équipements annexes en 1999, 2002 et 2005, soit pendant l’entente anticoncurrentielle, mais également contre trois autres sociétés membres de l’entente, dont la société Lacroix Signalisation, avec lesquelles le département n’avait aucun lien contractuel. Par un jugement du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a fait droit à la demande indemnitaire du département de l’Orne après avoir fait évaluer son préjudice par un expert et a condamné solidairement la société cocontractante de l’administration et les trois autres sociétés membres de l’entente anticoncurrentielle à verser au département une somme de 2 239 819 euros correspondant au surcoût des marchés conclus en 1999, 2002 et 2005. Le jugement du tribunal administratif de Caen a été confirmé par un arrêt du 27 avril 2018 de la cour administrative d’appel de Nantes.
3- Le Conseil d’Etat a été saisi de pourvois introduits respectivement par la société Signalisation France contre le premier arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nantes et par la société Lacroix Signalisation contre le second arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nantes, à l’occasion desquels il a eu à répondre à de nombreuses questions dont deux retiennent particulièrement notre attention.
3.1- La première, à laquelle le Conseil d’Etat a répondu implicitement mais nécessairement, est celle de la compétence de la juridiction administrative pour examiner les recours indemnitaires introduits par les départements et en particulier celui dirigé par le département de l’Orne contre les sociétés membres de l’entente avec lesquelles il n’avait jamais eu de lien contractuel.
La Cour de cassation avait déjà jugé, en 2014 (Cass., Civ. 1ère, 18 juin 2014, n°13-19408), que « les litiges nés à l’occasion du déroulement de la procédure de passation d’un marché public relèvent, comme ceux relatifs à l’exécution d’un tel marché, de la compétence des juridictions administratives, que ces litiges présentent ou non un caractère contractuel ».
En l’espèce, la société Lacroix Signalisation, auteur du pourvoi en cassation, s’était portée candidate à l’attribution d’un des trois marchés publics (2002) à l’occasion desquels le département a été victime de pratiques anticoncurrentielles. Elle n’avait toutefois pas participé à l’attribution des marchés passés en 1999 et 2005 par le département de l’Orne.
Le Conseil d’Etat a admis la compétence de la juridiction administrative en rappelant la participation de la société Lacroix Signalisation à la passation d’un des trois marchés litigieux, conformément à la jurisprudence précitée de la Cour de Cassation, mais également en considérant que l’action indemnitaire des départements trouve « son origine dans le contrat » :
« L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec l’une d’entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu’est recherchée la responsabilité d’une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique » .
3.2- La seconde question qui retient notre attention en l’espèce est celle de l’évaluation du préjudice subi par les départements victimes des surprix pratiqués par le cartel.
La méthode retenue par les juridictions du fond consistant à comparer les prix pratiqués dans le cadre des marchés conclus par les départements entre 1997 et 2006 et « une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci » a été validée par le Conseil d’Etat.
Devant l’Autorité de la concurrence, le juge judiciaire et les juridictions administratives du fond, la fourchette de surprix pratiqués a été longuement débattue, de même que les facteurs permettant d’expliquer la chute des prix postérieure au démantèlement de l’entente. Le Conseil d’Etat a validé l’analyse de la situation qui avait été faite par la cour administrative d’appel de Nantes.